La colonne d’Harmonie au Rite Français Traditionnel
Tout d’abord, cet article ne serait pas sans l’œuvre de Gérard Gefen : musicologue, critique musical, producteur et réalisateur du « Matin des musiciens » sur France Musique, il était aussi Franc-Maçon. Il était Premier Grand Principal de l’Arc Royal de son Chapitre et Compagnon de route de René Desaguliers. Franck Lidon, dont Gefen était le confrère, l’ami et le Second Surveillant à sa réception, raconte combien il était aussi attaché aux chants des Hazanim, qui rythment les célébrations à la Synagogue, en faisant, comme l’encens, s’élever les prières vers Dieu. Car la musique est importante pour donner de la puissance, du lustre, à une célébration : William Preston, dans les années 1770, faisait non seulement avec musique ses Tenues d’instruction mais même les répétitions de cérémonies.
Rappels Historiques
En Grande Bretagne tout se fait en musique : C’est le pays au monde où il y a le plus de chorales et de sociétés de musiciens amateurs. C’est un pays où l’on chante pour tout événement : on chante au stade, pendant les matchs et on chante après, au pub. On chante à l’office, a capella ou accompagné par l’harmonium et bien sûr, on chante en Tenue. Ce sont, du reste, deux pasteurs Anglicans, Jean-Théophile Desaguliers et James Anderson, qui coordonnent de développement de la Franc-Maçonnerie anglaise dans les années 1720 et grâce à qui il y aura donc, annexé aux Constitutions de 1723, un recueil des chansons nécessaires aux Tenues, classées par thèmes et par grades. Et dans notre monde du silence, dès l’ouverture, la batterie d’Apprenti résonne, avec Croche-Noire-Croche.
Si la Franc-Maçonnerie se structure sous sa forme actuelle au tout début du XVIIIème, on sait aussi que très tôt, vers 1740, une querelle va sévir dans la Maçonnerie d’Angleterre. En simplifiant, (Les travaux récents de D. Taillades nous démontrent que la réalité est bien plus complexe, le sujet sera évoquée dans de prochains articles), les sécessionnistes de Lawrence Dermott, plus récents dans le paysage Maçonnique et qui se réclament d’une pratique intégriste en s’appelant eux-mêmes paradoxalement les Ancients contre les fondateurs, ceux que l’on pourrait appeler le canal historique mais qui sont nommés avec dérision Moderns par leurs adversaires. Mais il n’en reste pas moins que dès lors il y aura deux rites concurrents, deux différentes décorations de Loge, deux compositions des collèges d’officiers et plusieurs filières des grades.
En décembre 1813, Georges III finit par imposer l’union des deux rites et c’est le rite de type Ancient qui deviendra prégnant en Angleterre puis dans le monde, imposant ses codes et ses Hauts Grades. Le Rite pratiqué en France par les Stuart depuis probablement 1661, en tout cas depuis 1669, ne sera pas atteint par cette querelle entre Hanovriens ni donc par cette réforme et restera définitivement celui qu’il était à l’origine. Le « Rite Français » que nous pratiquons est, de fait, la reconstitution la plus fidèle à celui de la Grande Loge de Londres et Westminster d’avant 1813. C’est un Rite de style Modern, qui perpétue ses aspects fondamentaux et opératifs : les deux surveillants sont à l’ouest, les colonnes sont nommées J&B et il n’évoluera plus.
Il y’a deux Desaguliers en Franc-Maçonnerie : Jean-Théophile et René, pour ce dernier, Desaguliers étant le nom de plume de René Guilly. Tous deux se faisaient une haute opinion de la Franc-Maçonnerie. Le premier fédère quatre petites loges de Londres et de Westminster plus ou moins moribondes en une « plus Grande Loge » puis récupère cette Franc-Maçonnerie primitive, en change radicalement les buts et, en passant du stade de l’adhésion à des Loges indépendantes et dispersées à celui de l’appartenance à groupement fédéral, obtient le succès que l’on sait. Le second, avait été journaliste à Combat, conservateur en chef des musées de France et professeur titulaire à l’École du Louvre. Il accomplit un travail de restitution de l’enseignement maçonnique originel. Le résultat de ses recherches est la fixation du Rite Français Moderne Rétabli en 1955, nommé depuis Rite Français Traditionnel puis en 1968, la fondation de la Loge Nationale Française.
Place de la musique en Franc-maçonnerie
Si la programmation musicale au Rite Écossais Ancien et Accepté n’est pas codifiée, des trois restant Rites pratiqués dans l’ALS, il n’est licite de parler de Colonne d’Harmonie que dans le Rite Français :
Il n’y a pas de place pour la musique dans les Tenues du Régime Écossais Rectifié : elle y est historiquement et spirituellement incongrue puisque celui-ci se revendique de descendance Abélienne, notre Rite, lui, se voulant Caïnique. Et c’est bien Jubal, fils de Lamekh, arrière-petit-fils de Caïn qui invente la musique.
Au Rite Anglais de Style Émulation, les odes en Tenues sont quasi imposées, même si on peut parfois entendre les textes habituels chantés sur une autre partition. Ainsi l’ode de clôture « Now the evening shadows closing » peut-être entonnée sur une autre partition que celle dite de « Saint Bee » que nous connaissons, selon le bon vouloir de l’organiste – s’il y en a un- et, parfois, « The level & the square » est remplacé par « Auld lang syne ». Le Frère chargé de la musique ne fait donc que donner la tonalité et accompagner au clavier les chants car connaissant déjà le rituel par cœur, tous les Frères connaissent à plus forte raison les hymnes et les odes. Hélas, désormais en Angleterre, on ne trouve plus assez d’organistes et les Frères anglais en sont souvent réduits à écouter pendant les Tenues des playlists téléchargées.
Enfin si, au Rite Français Traditionnel, les morceaux que proposent le responsable de la colonne d’harmonie sont libres, cette liberté est conditionnelle : Ce Rite étant Modern , Il n’est pas cohérent d’y entendre dans en Tenues des instruments n’ayant pas existé avant 1813 -exit l’orgue Hammond- ni des airs composés après cette époque : Vivaldi sans soucis, Mozart bien-sûr, Chopin de justesse (1818-1849), Ravel (1875-1937) non, hélas et certainement pas Van Halen. Nous nous devons, ici, d’appliquer cette recommandation que préconisaient Gefen et Guilly.
En tout cas, le menu que propose un Maître de la Colonne d’Harmonie au Rite Français Traditionnel reste vaste: une arrivée du Collège, par exemple, peut-être tantôt joyeuse pour un soir de rentrée avec les trompettes de Telemann, tantôt recueillie pour une initiation avec l’ouverture d’Egmont, tantôt solennelle en écoutant le Zadok de Haendel pour une installation de Collège.
L’extinction des feux peut être soutenu par l’extrait d’un Stabat Mater (celui de Pergolèse de 1736, mais pas celui de Poulenc en 1950, ni même celui de Dvorak de 1884, pourtant si agréables) et pour la sortie aussi, il y a l’embarras du choix : des partitas pour violon seul de Bach aux badinages de Marin Marais selon les sujets abordés dans les planches.
La Franc-Maçonnerie croit et embellit en Grande Bretagne, à l’époque où naissent les aussi sociétés savantes de musique, de science et d’archéologues amateurs et les surtout premiers concerts.
À Londres, la Loge « Philomusicae » puis à Paris, « L’Olympique de la Parfaite Estime » en sont un exemple : sur la Loge est souchée une société de musiciens dont on exige la qualité de Maçon : y travaillent d’un même chœur compositeurs, librettistes, chefs d’orchestre, solistes et musiciens du rang, tous Maçons, jouant pour un public souvent de Maçons. Puisqu’il y’a de la musique pour accompagner les Tenues, la Franc-Maçonnerie du XVIIIème va naturellement attirer des mélomanes et des instrumentistes qui, s’ils deviennent Maçons, seront réputés « Frères à talent » et dispensés de capitation en échange de leur accompagnement de la Tenue.
Parfois ce ne sont que des amateurs et quand la Loge doit faire appel à des profanes pour jouer aux Tenues, ils viennent cachetonner en Loge derrière un paravent, pour ne pas voir qui est présent. Dans une loge de Neuilly, il reste une tribune -avec des rideaux- pour cacher un quatuor. On ne compte plus les compositeurs pour qui la Franc-Maçonnerie sera un débouché ou un ban d’essais (Boieldieu, Bach (Jean-Chrétien et Carl- Phillip-Emmanuel mais pas leur père, Jean-Sébastien), Cherubini, Haydn, Liszt, Méhul, Meyerbeer, Philidor, Pleyel, Rameau, Spohr, Viotti, etc.), tous Maçons.
Il est arrivé jusqu’à nous, composé par Naudot, le chant « Frères et Compagnons » de 1737 que nous chantons aux agapes. Il est extrait d’un recueil de musique maçonnique composé par un Maçon pour des Maçons et chanté dans la version que nous connaissons par un baryton Maçon (Bernard Muracciole). Sans parler du « Rule Brittania » qui sera par la suite un vrai tube profane ni de Voltaire qui a eu droit, pour sa réception en 1778, à un concert complet organisé en son honneur.
Quant à la fameuse première Tenue connue, au pub « l’oie et le gril » – si elle a eu lieu- c’était dans une salle de 38 m2, avec Frères, autels, chaises et tables, il ne pouvait s’agir que de chants a capella ou tout au plus avec une pochette de maître de musique. Et comme les Agapes se prenaient dans la Loge (voire la Tenue se faisait intégralement à table) on peut suspecter une prédominance de chants à boire, mais pas que…
Musique Maçonnique
Existe-t-il un langage maçonnique musical ou des morceaux codés ?
Visiblement, oui !
D’abord il a fallu parfois adapter la tessiture originale aux voix d’hommes mais surtout il existe de manière discrète, l’Armure Maçonnique. Ainsi un morceau qui va être joué pour l’entrée des Apprentis pourra être en La Majeur, c’est à dire avec 3 # à la clé (ou en Fa# min etc.). Et ainsi de suite, pour les Compagnons on pourra jouer en Sib mineur et pour les Maîtres on pourra utiliser une tonalité de Do# Majeur ou de Lab mineur… par exemple.
Mozart
Il y’a toujours un sujet à part, presque un marronnier, des planches sur la Colonne d’Harmonie : Mozart et la Flute Enchantée. Déjà souvenons-nous qu’il ne s’est jamais appelé Amadeus : il a été baptisé Wolfgang-Gottlieb : il a lui-même italianisé son prénom en Amadeo, traduction littérale de Gottlieb et a souvent signé, cédant à la mode italienne, Amadeo di Mozartini.
C’est Milos Forman en 1984 qui l’a latinisé en Amadeus.
Bien-sûr, la Flute commence par une suite d’accords qui imitent la frappe de l’Apprenti.
Bien-sûr, elle a été écrite par un Maçon mais pas uniquement pour des Maçons, même si elle est pleine d’allusions et de clins d’œil… Et non, Mozart n’a pas été assassiné par des Maçons pour avoir révélé leurs secrets !
Ce qu’il narre dans la Flute n’est pas pire que quand un Frère journaliste sportif espiègle, conclu la retransmission d’une étape du Tour par « puisque le silence règne sur les colonnes, je vous rends l’antenne ». Mais si la légende est plus belle que la réalité, parfois on se doit d’imprimer la légende.
Recettes pour la colonne d’harmonie
Il est souvent utile que le Frère qui gère la colonne d’Harmonie ait en stock des interludes pour meubler, en attendant que revienne un Frère préparateur par exemple ou que l’on installe des équipements.
À certains degrés, il convient de proposer un morceau dramatique. Si on veut stimuler la générosité des Frères et des Sœurs pour la circulation du tronc de bienfaisance, on pourra utiliser un morceau dansant Pour l’Extinction des feux, il est juste que nous soyons recueillis. Pour la sortie et selon sujets et thèmes abordés durant la soirée, j’aime parfois programmer Beethoven. Il n’était pas Maçon mais Kreutzer son violoniste attitré, si. Alors pourquoi ne pas écouter son concerto pour violon ou encore la 7ème symphonie ou la tant entendue n° 9.
Et pourquoi ne pas faire une soirée à thème ? On peut passer la Tenue avec de la musique nationale : Italienne, Anglaise ou Française ; ou avec uniquement des Musiciens maçons. On peut programmer une soirée par instrument, de la clarinette au violon, au violoncelle ou aux grandes orgues. On peut passer avec la Tenue une soirée à l’Opéra ou écouter un comparatif Bach vs Vivaldi. Et même, les tubes de l’année 1717 (Water Music du Frère G.-F. Haendel), ou ceux de 1813 (le Tancrède de Rossini).
Évitons en revanche, de nous lancer dans le long couplet, pourtant fort bien documenté , sur la colonne d’harmonie par les fanfares des Loges militaires de l’Empire britannique, sur la musique comme l’un des 7 arts libéraux et sur l’invention du solfège par Archimède au moyen de cordes tendues par des poids sur un châssis.
De quoi faire un ou plusieurs articles.
Rêvons plutôt au menu musical de la Loge de Francis Casadesus en 1920 ou de celle d’Otto Klemperer en 1938, tout en live évidemment et à Jan Sibelius qui rodera Finlandia dans sa propre Loge.
Pensons à ce que qu’écoutaient les Frères de René Desaguliers, quand Gérard Gefen était Maître de la Colonne d’Harmonie : comme le grand musicologue était un anglophile convaincu, en musique comme en Franc-Maçonnerie, son si cher Purcell, bien sûr.
Méditons enfin avec Claude Lévi-Strauss qui nous dit que « La musique et la mythologie sont des machines à supprimer le temps : pendant que nous écoutons, nous accédons à l’immortalité ».
Une dernière chose : il vaut mieux éviter la musique lyrique pendant la Chaîne d’Union : la voix chantée couvrant celle du Vénérable Maître, il va devoir s’époumoner pour se faire entendre et donc finira par faire les gros yeux à son programmateur.